Muriel et sa photomobile
Il était une fois une cabine photographique, douée d’une profonde empathie et d’une sensibilité délicate. Cantonnée dans le recoin sinistre d’un hall de gare, la cabine savait voir les hommes comme personne, et elle les aimait pour ce qu’ils étaient, décelant les trésors que chacun possède en nombre.
Hélas, ils étaient fort peu à se soucier de son jugement. Pas de temps à perdre pour une photo d’identité.
Aussi, jour après jour, son œil se faisait plus lointain, moins pénétrant. On attendait d’elle qu’elle s’arrête à la surface des êtres ? Soit. Voici votre photo, sans relief aucun.
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Un soir où la détresse de la cabine atteignait des sommets, une photographe, Muriel, passa à proximité. Elle distingua une lamentation discrète dans le brouhaha des pas. S’approchant de la cabine, elle sonda d’un coup d’œil les abîmes dans lesquels la créature glissait inexorablement.
« Je vais te sortir de là ma belle, lança Muriel, fais-moi confiance. Je vais te réapprendre à regarder le monde. Rappelle-toi, il n’est pas si laid : seulement, il a trop peur que son éclat soit pris pour de la lumière artificielle. La beauté et la bonté sont si souvent maltraitées. »
Joignant la parole au geste, Muriel poussa la cabine vers une porte dérobée, devant laquelle un ami vint la retrouver au volant d’une camionnette. A deux, ils empoignèrent la naufragée et la montèrent à l’arrière du véhicule, non sans mal mais avec mille précautions. Mettant les gaz, ils prirent la direction du domicile de Muriel.
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On ménagea à la cabine un séjour douillet, sous l’escalier montant aux chambres des enfants. Là, elle pourrait se reposer aussi longtemps et sereinement que sa rémission l’exigerait.
Un après-midi où l’on fêtait l’anniversaire de l’aîné de Muriel, la maison était devenu un vaste terrain de jeu. Pourtant, au milieu de cette agitation, la cabine restait impassible. Muriel décida qu’il était temps de sortir son amie de sa léthargie, qui trahissait la plus noire dépression. Il n’était pas question de forcer la main : juste de réapprendre à ouvrir les yeux. « Regarder, c’est exister, c’est faire exister », songeait Muriel. « Aujourd’hui, parole de photographe, je vais te redonner le goût de vivre ! »
Alors que la maisonnée était engagée dans un cache-cache géant, un petit groupe d’enfants alla se dissimuler dans la cabine. Ils commencèrent à se murmurer des histoires et à grimacer, sûrs de ne pas être délogés de sitôt. C’était sans compter leurs rires, qui bientôt les emportèrent et les encouragèrent à rivaliser d’excentricité.
Surprise par le raffut, la cabine leva l’œil sur ses hôtes. Devant tant de fantaisie et de joie de vivre, elle se prit à sourire, avant de rire de bon cœur aux facéties des enfants. Muriel, qui avait observé la scène, sut que le moment était propice. Tirant légèrement le rideau, elle encouragea les enfants à poursuivre leurs jeux, et revint quelques minutes plus tard avec une malle remplie de costumes, d’accessoires, d’objets fantaisie.
Tandis que les polissons se passaient du maquillage, échangeaient capes et perruques, la photographe s’installa aux côtés de la cabine, et lui tint ces propos : « Pour la première fois depuis bien longtemps, tu as envie de capturer ce moment, je le sens. Alors vas-y ! Retrouve la joie de voir, laisse-toi aller au bonheur d’admirer ! » Et pour l’y aider, la photographe prodiguait ses conseils, guidant la cabine, déclenchant elle-même la prise au moment où la fraicheur et la spontanéité des enfants étaient les plus vraies. D’un clic, puis d’un deuxième, et de bien autres ensuite, des scènes inoubliables furent immortalisées.
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Une dizaine de jours plus tard, Muriel reçut l’appel de la mère d’un des enfants invités à l’anniversaire. « Mon fils a rapporté de chez vous des photographies merveilleuses. Au début, je ne l’ai pas reconnu tant ses expressions me semblaient nouvelles, très personnelles. J’ai eu le sentiment de le voir pour la première fois, c’est un comble ! »
Rien ne pouvait faire plus plaisir à Muriel. Oui, son interlocutrice avait raison, la photographie avait un pouvoir de révélation unique. Et avec la complicité de la cabine, scène intime où se déployait le théâtre des âmes, la photographe ferait des miracles.
Un événement précis acheva de la convaincre. Une prestigieuse enseigne parisienne lui avait proposé d’accueillir le lancement de The Playground, revue d’art que Muriel venait de fonder avec quelques amis artistes, et dans laquelle elle avait publié plusieurs des clichés pris lors du mémorable anniversaire. Ces portraits avaient beaucoup plu et retenu l’attention des artistes les plus avertis, ainsi que celle des parents, heureux de voir leurs enfants rayonner d’une lumière nouvelle. La jeune femme était bien tentée de renouveler l’expérience. « Et si je t’emmenais avec moi pour le lancement de The Playground ? », tenta-t-elle auprès de la cabine. Celle-ci ne sut que répondre, ce que Muriel interpréta comme un accord tacite.
Le jour J, Muriel songea que certaines données élémentaires d’état-civil faisaient défaut à son acolyte : elle n’avait pas d’identité ! Il faudrait pourtant bien la présenter aux nombreux invités… « Voyons voir, réfléchit-elle à voix haute, en se tournant vers la cabine. On doit te donner un nom de scène, comme en ont les artistes : tu maitrises l’art de la photographie… nous pourrions être amenées à beaucoup voyager ensemble toi et moi, dans les cœurs et dans les âmes… on va voir du pays comme on dit… que dirais-tu de… Photomobile ? » La cabine ne sut que répondre, ce que Muriel interpréta de nouveau comme un consentement.
Arrivées sur le lieu de l’événement, Muriel et la Photomobile s’installèrent dans la salle principale, parfaitement en vue des invités qui commençaient à affluer. Cette dernière en fut fort intimidée. Tout en préparant son matériel, Muriel perçut l’anxiété de sa partenaire. Fort heureusement, elle l’avait anticipée. Soucieuse de recréer la spontanéité et la gaieté de l’anniversaire, elle avait emporté avec elle de nombreux accessoires qui permettraient à chaque visiteur de la Photomobile d’endosser le rôle le plus difficile et le plus exaltant qui soit : être soi-même, atteindre la vérité de son être profond par le détour du jeu.
Pendant que Muriel préparait le matériel photographique et imaginait les mises en scène et accoutrements les plus à même de révéler les individualités, quelques sarcasmes fusaient ça et là : « C’est étonnant d’avoir apporté un photomaton: ils veulent nous mettre en boîte ? », « Je ne suis pas venu là pour me faire refaire le portrait ! », etc.
« Vous avez tort, répondit Muriel, qui savait à quoi s’en tenir. Les portraits que nous allons faire de vous, croyez-moi, vous n’êtes pas prêts de les oublier. Nous sommes deux photographes avec des yeux d’artiste. Laissez-nous faire, laissez-vous aller, et vous verrez, nous vous révélerons à vous-même. » En entendant ces échanges, la Photomobile mourut d’aller se glisser sous le vaste buffet où quantité d’amuse-gueules se faisaient déjà butiner.
Cependant, les curieux se pressaient toujours plus nombreux autour de la Photomobile, certains commençant à enfiler des costumes, à manipuler chapeaux, lunettes sur baguettes et autres accessoires de fantaisie. La soirée prenait des couleurs, et il ne fallut pas longtemps à la Photomobile pour se détendre. Au fond, ces gens étaient fort sympathiques et intéressants, avec toutes ces gammes d’expression et ces attitudes qui disaient tant sur eux-mêmes, sans qu’ils ne le perçussent toujours. Elle paraissait même un peu les impressionner, en leur offrant une scène inédite où chacun pouvait être librement soi.
Suggérant quelques poses et mises en scène, Muriel et ses amis artistes de The Playground eurent tôt fait de mettre tout le monde à l’aise. Alors, au gré des pitreries ou de tenues plus sérieuses, la magie de l’anniversaire opéra à nouveau. La Photomobile fut prodigue en tirages haut de gamme, tandis que ses modèles ne manquèrent pas d’imagination pour donner à voir les nombreuses facettes de leur personnalité. Chacun voulait à présent profiter de ce regard unique et pénétrant, qui dévoilait le meilleur de leur âme. Ce soir-là, et il s’acheva fort tardivement, Muriel et la Photomobile décidèrent de s’associer. Une SARL : voilà comment elles allaient faire fructifier leurs talents !
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Bientôt, Muriel et la Photomobile furent sur toutes les lèvres, louées en haut lieu. Les plus beaux bâtiments de Paris leur ouvraient leurs portes, les plus belles entreprises et les particuliers les plus fortunés leur déroulaient le tapis rouge. Par respect pour leurs hôtes, Muriel et la Photomobile faisaient chaque soir assaut de talents neufs. Chaque événement devait être le moment d’une rencontre unique. Bien plus qu’une simple animation : un véritable happening, à l’instar de ces interventions artistiques qui transportent du banal à l’extraordinaire, qui marquent les mémoires par l’empreinte de l’éphémère.
Au fil des événements, on vit la Photomobile se métamorphoser. Sur les indications de Muriel, elle prenait la forme que dessinait le désir du client, suivant l’image que celui-ci entendait donner de lui-même, de son identité, de ses valeurs. Offrant un visage unique chaque soir tout en demeurant elle-même, délimitant de nouvelles scènes d’expression, la Photomobile était devenue une véritable installation artistique, réceptacle de toutes les inspirations.
On lui demandait de saisir l’essence d’une marque à l’univers épuré ? Elle livrait des images sobres et raffinées – ce à quoi l’on reconnaît le vrai luxe. Un client attendait d’elle qu’elle relaie son esprit fantasque ? Guidée par Muriel, la Photomobile rivalisait d’audace et d’imagination, jouant des couleurs, des cadrages, des angles. Grâce à elles deux, les invités repartaient chacun avec un tirage soigné et professionnel, conservant de leur soirée – et de son organisateur – un souvenir inaltérable, survivance d’une histoire en partage.
Les deux complices croulaient sous les invitations : devant tant de succès, il fallut étoffer l’équipe. Des photographes, des comédiens, des accessoiristes, des coiffeurs même vinrent peu à peu prêter main forte. Peut-on se figurer plus fulgurant succès ? Partout où la petite troupe débarquait, l’enchantement se répétait. Il se dit que des queues aussi longues que les Champs-Elysées se formaient d’un bout à l’autre de la nuit. La Photomobile épousait tant l’esprit du lieu et de l’événement qu’elle faisait de chaque soirée une œuvre en soi, à laquelle chacun apportait sa part de grâce, d’authenticité, de génie.
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Un soir, pourtant, à l’approche d’une nouvelle manifestation, la Photomobile paraissait distante, en retrait. Muriel craint que la lassitude ne la gagne, ou plutôt la routine, avec ses facilités. Par une singulière coïncidence, l’événement se tenait à quelques rues de la gare où la Photomobile ne fut longtemps qu’un simple et triste photomaton.
Muriel en prit la direction, se garant bien en face du hall principal. La masse terne d’une cabine photographique se dessinait dans un renfoncement de l’entrée. Désespérément seule, désespérément négligée, la machine semblait abandonnée. Et toujours, ce flux indifférent des passants, qui aimaient si peu être regardés.
On dit souvent d’un lieu qu’il est habité. Il est tout aussi vrai que certains lieux habitent ceux qui les ont fréquentés. A la vue désolante de son ancienne gare, la Photomobile prit la mesure du chemin parcouru et de la chance qui était la sienne, elle que tous choyaient, elle qui pouvait se réinventer soir après soir, sans jamais se défaire de ce qui la singularisait entre toutes.
A compter de ce jour, sur l’impulsion de Muriel, la Photomobile redoubla d’audace et d’inventivité, goûtant par dessus tout le bonheur de mettre son extraordinaire talent au service des autres, pour révéler aux êtres les innombrables richesses dont ils sont faits.
FIN
Un texte de Florent PAPIN